Accueil Culture « Fi ghayeheb el hob » (Dans les ténèbres de l’amour), roman de Ahlem El Gueder : Chute dans les flammes !

« Fi ghayeheb el hob » (Dans les ténèbres de l’amour), roman de Ahlem El Gueder : Chute dans les flammes !

Il y a de l’amour, beaucoup d’amour, dans ce roman au titre fort expressif  «Fi gayeheb el hob» (Dans les ténèbres de l’amour), même si son auteure, la jeune poète et romancière pleine de promesses, Ahlem El Gueder,  nous signifie, dans une espèce d’épigraphe liminaire (p. 11), avant même que son appareil narratif ne se mette en branle, que  cette magique  déclaration ««J’aime»  n’est qu’ un guet-apens dont  celui qui y tombe ne sort jamais et  où jamais ne va une personne avertie».

Une personne à l’image du protagoniste de ce roman, « Asma », marquée à vie par les brûlures d’un amour trahi, brisé,  et qui, au moment-même où sa fille « Yasmine », a commencé à devenir une femme et à se laisser prendre dans les mailles d’une passion troublante, a soudain décidé d’ouvrir enfin la caisse en bois abandonné sous la poussière, sur une étagère dans laquelle elle avait soigneusement emballé, depuis vingt ans,  les secrets et les meurtrissures  de son amour de jeunesse parti en éclats, un jour, à l’acmé vertigineux entre la glorieuse montée  au ciel des songes et la douloureuse descente aux enfers de l’ange déchu aux ailes brûlées.

C’est là, dans ce bref chapitre inaugural que Ahlem El Gueder déblaie le terrain à la longue rétrospective dans laquelle s’élance la narration dès le second chapitre et qui se poursuit de manière soutenue, comme dans un long flash-back cinématographique, jusqu’au chapitre septième qu’une vieille lettre d’adieu, trouvée dans la caisse ouverte avec les plaies jamais refermées et les stigmates laissés obscurément sur le cœur gros de sentiments blessés et de tristes souvenirs, vient prolonger en s’étalant, à grand renfort de métaphores au charme insigne, dans le huitième chapitre. Lequel est tout de suite suivi par la clôture de cette rétrospective au chapitre neuvième qui accueille « Zouhour », l’étudiante par qui le mal était arrivé, en dépit de sa volonté, et qui, à l’insu de « Asma », était devenue son adjuvante pour dénoncer la traîtrise amoureuse de « Jamel ». Jamel, le militant communiste qui connaîtra la prison politique et la torture, auquel « Asma » était toute dévouée et qui s’avéra soudain inconstant et s’en alla courir après un autre amour incertain, celui de « Zouhour » qui l’abandonna dès qu’elle découvrit sa trahison par rapport à « Asma ». Vous voyez !  Nous sommes ici un peu comme dans le théâtre de Marivaux ou comme dans « Les liaisons dangereuses » de Laclos, sauf que l’accent de Ahlem El Gueder, l’auteure de ces amours fictives narrées dans ce roman, est grave qui révèle sa propre dénonciation implicite de l’inconstance et de la déloyauté. Car, oui, semble nous signifier Ahlem El Gueder, il faudrait penser à la douleur de l’être transi d’amour et chez qui ce sentiment noble s’élève par-dessus les nuages ​​pour le transformer en une sorte de dieu invulnérable, et qui, soudain, se retrouve jeté violemment du haut de ses rêves et chimères sur la terre du commun des mortels où il ne peut que s’abreuver d’amertume et de désespérance ! Il y a là, on le sait ! Une tragédie vieille comme le monde qui a depuis toujours rempli les livres des philosophes, des poètes et des romanciers et que Ahlem El Gueder a su trouver les outils verbaux et narratifs pour lui injecter de la force et du pathos, la revivifier et la rendre intéressante, voire émouvante, comme si elle était la première histoire d’amour que nous lisons ! Et c’est bien là, nous paraît-il, qu’elle gagne pleinement la partie !

Revenons à la composition narrative de cet attachant roman : La machine arrière que Ahlem El Gueder fait entreprendre à sa narration pour remonter le temps révolu, le temps des rêves cassés, partis en lambeaux  laissant dans la bouche de son personnage principal un relent d’amertume et le goût d’une immense solitude, s’arrête au lever du jour,  avec les premiers rayons du soleil (p.81),  et le lecteur, surpris, réalise que  ce flash-back sur lequel est construit le plus clair et le plus fort de ce roman, correspond à un passé  intercalé entre deux moments du présent, celui du chapitre d’ouverture annonçant cette rétrospective centrale et celui des derniers chapitres où on retrouve « Zouhour », de nouveau au pays natal, avec sa fille « Yasmine », née en France d’un mariage mixte qui n’a été pour sa mère qu’une compensation du supplice que lui avait infligé son ancien prince désespérant  « Jamel » qu’on retrouve, à son tour, tout aussi brisé de l’intérieur que la femme qu’il a trahie et poussée à l’exil. Deux moments discontinus de « l’ici et maintenant » narratif dans lequel Ahlem El Gueder a su sertir ce douloureux passé amoureux  qui a tristement roulé telle une épave son personnage et qui vient, aujourd’hui, après la fuite compensatoire, après l’absence dans le pays lointain, après le mariage de raison avec « Jean », après l’oubli impossible, la terroriser monstrueusement et peupler  sa vie nouvelle de fantômes et de peurs.

Les lignes de force de cette primeur élogieusement préfacée par le poète tunisien très actif Amor Daghrir,  se dégagent surtout de cette architectonie narrative délibérément complexifiée et où l’auteure fonctionnalise même l’écriture épistolaire qui prend en charge une partie de la narration (chapitres 8 et 10). Fort peu banale et nullement plate, cette architecture dynamique  permet de construire un bel univers fictif à l’histoire d’amour racontée et de tenir régulièrement le lecteur en haleine jusqu’au 13e chapitre du roman qui, pour mieux nous retenir, en nous intriguant, suspend le roman sur une question inquiétante : « Va-t-il la tromper avec la mort cette fois-ci? ». La textualité imbibée d’images métaphoriques abondantes et souvent neuves qui favorisent la double fonction poétique et émotive de la narration  et donnent à l’écriture  toute sa grâce  — une grâce servie également  par l’harmonieuse fluidité de la langue finement poétisée et coulant avec saveur —  constitue aussi une autre qualité de ce roman qu’on lit tout d’une traite, non sans beaucoup de plaisir, comme s’il était un lyrique poème d’amour, de souffrance et de pardon : « Nous pardonnons tant que nous aimons ! » (p. 128), chuchota enfin   « Zouhour » à l’oreille de son bourreau du cœur qui mourait !

Ahlem El Gueder, « Fi ghayeheb el hob », Megrine, Dar El Montada, 2020.

– Ahlem El Gueder est titulaire d’une maîtrise et de 3 différents masters en finances et économie. Elle est directrice dans une grande banque nationale tunisienne. Elle est aussi poète et romancière.

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